Pour tous les musiciens, et particulièrement pour les compositeurs, Pierre Boulez représente une sorte de figure paternelle, de mythe vivant inaccessible, craint autant qu’adoré : par ses interprétations à la précision inégalée comme par son tempérament polémiste, par ses prises de positions hégémoniques tout autant que salutaires dans l’«école» de Darmstadt, son intelligence rare ou encore sa finesse d’analyse et de réflexion. Et la personne que j’ai rencontrée s’inscrivait effectivement dans un double mouvement, mais peut-être pas exactement celui auquel je m’attendais : j’ai discuté, puis travaillé, ou encore déambulé dans les couloirs du bâtiment de Jean Nouvel, avec quelqu’un d’affable et de courtois, d’une simplicité déconcertante, mais qui savait également se faire ferme, et d’un charisme imposant. Mais finalement, son exigence légendaire dans le travail et son oreille mythique, de même que son humanité et sa délicatesse (peut-être plus inattendues pour les personnes qui, comme moi, ne font pas partie de son proche entourage) se sont révélées être particulièrement rassurantes face à la nouveauté que j’allais découvrir.
En effet, Mana est la première pièce que j’ai écrite pour grand orchestre (je n’avais guère écrit que Yet pour un ensemble de vingt musiciens) et il va sans dire que les appréhensions étaient nombreuses... Outre les angoisses et questionnements qu’éprouve n’importe quel compositeur face à une nouvelle pièce, qui vont de l’ordre du métier ou de sa psychologie (comment se renouveler sans se corrompre ? comment aller au bout de son projet, c’est-à-dire le structurer ? ou plus simplement mais plus effrayant : qu’écrire ?) à des considérations bien plus matérielles (comme le respect des délais, les rapports avec l’éditeur, la collaboration avec un grand festival, etc.), je me retrouvais face à un nouveau médium que je sentais aussi terrifiant qu’un indispensable dans mon parcours, pour éviter toute stagnation, tout surplace inconfortable : l’orchestre. L’orchestre et ses protocoles, l’orchestre et ses écrasants aînés (de Ravel à Ligeti, en passant par Strauss et Stravinsky), l’orchestre et ses dimensions pharaoniques !
En cela, le processus unique d’écriture qu’offrait le projet du Festival m’a été d’un grand secours : que peut-on rêver de mieux ? J’ai pu écrire des bribes d’une pièce future, sans craindre qu’elles soient malmenées par des musiciens peu respectueux, bénéficier de deux années pour mener à bien le projet, profiter d’un accueil et d’une considération qui m’ont fait vraiment me sentir « compositeur ». Et finalement, après avoir écrit puis répété cinq minutes de musique, l’orchestre (composé de jeunes musiciens animés d’un incroyable investissement et ne semblant pas pester outre mesure contre mon obsession de la virtuosité !) et son chef minutieux à l’oreille précise et perfectionniste, ont achevé de me rassurer : j’ai véritablement éprouvé, en quittant Lucerne, une impérieuse sensation de débridement. Et ainsi, voyant à quel point les quelque quatre-vingts musiciens pour lesquels j’écrivais semblaient impliqués, j’ai pu oser écrire une gigantesque pièce de musique de chambre, où chaque musicien est l’égal de l’autre, et dans laquelle je n’avais nul besoin de me refréner, que ce soit dans la poétique comme dans l’artisanat et la virtuosité requise pour l’accomplissement de celle-ci.
Enfin, je voudrais ajouter que l’une des plus belles émotions musicales, tout autant que personnelles, que j’ai vécues, a été la lettre que Pierre Boulez m’a envoyée, acceptant simplement et avec une authentique sincérité la dédicace que je désirais profondément lui faire, en témoignage à la fois de son humanité, et pour avoir initié un projet de collaboration qui restera, bien évidemment, un moment d’une rare force et qui aura transformé pour longtemps ma vision de la musique.
[A la demande du Neue Musik Zeitung]
© Christophe Bertrand 2005