Naïvement, j'ai toujours cru qu'ayant entendu quelques quatre symphonies de Bruckner, j'en avais fait le tour... Ayant tant vibré aux longues courbes lyriques de la 7e, et ayant tant souhaité l'accord final des autres symphonies, j'étais persuadé d'avoir fait le tour de Bruckner. D'autant que je me suis toujours souvenu de cette phrase de mon premier professeur de composition : "pour découvrir l'orchestration, surtout évite Bruckner!"...
En ce qui concerne la 9e, je n'avais jusqu'alors entendu que des bribes, fragments de dissonances cuivrées qui m'avaient, certes, intrigué, mais pas séduit, moins encore bouleversé. Mais un extrait de film de Celibidache dirigeant le gigantesque crescendo final de l'Adagio, étirant tant le tempo, que les dissonances semblent des hurlements de douleur, a achevé de me renverser. Quelle formidable sensation que de pouvoir revivre à nouveau, comme dans l'enfance, ces émois incompréhensibles et violents que constitue la découverte cruciale d'une musique!
J'ai besoin de vivre des chocs. Des émotions primitives, brutes. D'être submergé par la force d'une oeuvre. Pourtant, plus on avance, plus on connaît d'oeuvres, moins il y a de terra incognita, plus la probabilité d'être chamboulé s'amoindrit. Toutefois, certaines périodes de la vie apparaissent plus propices à de telles émotions : je me souviens d'une discussion au cours de laquelle je disais de la musique de Bruckner qu'elle était "lourde", "trop élémentaire", "outrancièrement germanique"... Mystérieusement, l'évolution personnelle fait qu'un éclairage différent se fait sur une oeuvre ou un compositeur qu'on croyait totalement découverts, mais qui ne s'étaient que partiellement dénudés pour nous.
Je crois qu'il faut avoir une certaine expérience du malheur pour pénétrer dans l'oeuvre de Bruckner : une âme vierge de souffrances ne peut qu'avoir un aperçu partiel du potentiel émotionnel, de la si large palette d'affects qui l'irradie. La souffrance a donc son lot de récompenses ; n'étant pas sensible à la dimension sacrée/divine qui l'innerve, il y aurait pourtant une forme de rédemption : la possibilité d'entrer réellement en communication avec cette oeuvre, de la vivre pleinement, par la mise en vibration des souffrances acquises.
© Christophe Bertrand 25/11/06