Cabasso, pianiste-concertiste et professeur au Conservatoire de Strasbourg et au CNSM de Paris, a tenu à s'associer hommage qu'Accent 4 a rendu à Christophe Bertrand et nous l'en remercions.
La disparition de Christophe Bertrand, en plein vol, en pleine ascension, a été pour tous ceux qui l'ont bien connu, amis, camarades. musiciens, anciens professeurs ou collègues un choc terrible, inacceptable, insupportable. Nous savions depuis quelques années qu'en dépit du succès immense de chacune de ses créations et de la reconnaissance de plus en plus établie de son oeuvre, il traversait des périodes particulièrement difficiles. Ce succès n'aura malheureusement pas amoindri son profond désespoir.
J'évoquerai ici quelques souvenirs de ma relation à cet être d'exception. C'est Michèle Renoul, pianiste et collègue au Conservatoire de Strasbourg, qui me parla pour la première fois de ce merveilleux jeune musicien alors élève qu'elle avait d'ailleurs remarquablement formé. En 1998, elle me demande de l'accueillir dans ma classe ce que je fais avec enthousiasme. Christophe n'a alors que 17 ans ; il est en Terminale, et décide malgré la surcharge de travail occasionnée par le bac de préparer entre autres pour l'examen de fin de cycle la redoutable étude de Ligeti Désordre. Conscient de ses dons exceptionnels, j'accepte cette idée. Passionné par la richesse et l'inventivité de Ligeti, il s'accroche, lutte et la monte courageusement (environ deux à trois lignes par semaine seulement tant l'oeuvre est complexe !). Je réalisais combien il comprenait en profondeur l'essence de ce texte et s'identifiait à la démarche du compositeur. Il en fût un brillant interprète, il joua également Après une lecture de Dante de Liszt et Cloches à travers les feuilles de Debussy. Ce qui frappa d'emblée les auditeurs et les membres du jury, c'est l'extrême puissance de son jeu, son engagement bien sûr, sa conviction, sa tension expressive et sa personnalité, toutes ces qualités jointes à une extrême rigueur et une intelligence musicale exceptionnelle. D'un point de vue strictement sonore, j'ai toujours pensé que son jeu était tait pour les très grandes salles. Nous connaissons le compositeur, mais je voudrais rappeler ici l'excellent pianiste qu'il était. J'avais écrit dans son dernier bulletin: « l'avenir musical de Christophe ne fait aucun doute ; qu'il ne néglige passes qualités de pianiste ! » Sans doute que le créateur et l'interprète ne cohabitent pas facilement dans un seul être : il se consacra finalement exclusivement à la composition, non sans avoir auparavant créé avec des amis le groupe in extremis, composé de jeunes musiciens défenseurs passionnés de la musique de notre temps. Il l'abandonna par la suite, totalement absorbé par la composition.
C'est en 2000 qu'il m'apporta pour la première fois une de ses créations : La chute du rouge. Je fus émerveillé par la force de son langage, son originalité, sa puissance expressive, sa couleur. Je n'avais jamais rien entendu de semblable. Une deuxième oeuvre (un trio) me fit la même impression. Son style était déjà parfaitement identifiable, intelligible. Sa fascination pour Ligeti était palpable, mais il la transcendait totalement. En 2003, Christophe m'apporta une grande oeuvre pour piano Haos, dont je suis le dédicataire. C'est une oeuvre redoutablement difficile (comme la totalité de son oeuvre d'ailleurs, tant il était fasciné par la grande virtuosité). Son étude demande un engagement total et je ne pus la monter qu'en 2008 (bien qu'elle fût jouée plusieurs fois auparavant). Je fus littéralement sidéré et bouleversé par la beauté de cette partition, d'une grande tension interne, qui se termine t un véritable cri. C'est un immense cadeau que Christophe m'a fait là; je la joue de temps en temps et son impact sur le public toujours très fort. Nous discutions souvent de la nécessité qui éprouvait à pousser l'interprète au-delà de ses propres limites. savons aussi qu'il tentait récemment d'écrire de la « musique lente ».
Sa disparition est un drame pour nous tous, qui l'aimions profondément. C'est aussi une terrible perte pour la musique.
Laurent Cabasso - Revue Accent4, Décembre 2010