Mon questionnement actuel sur l’interdisciplinarité artistique est concentré sur une certaine ignorance et sur une forme de scepticisme. Ignorance due à la relative non-pratique jusqu’à ce jour de cette transversalité ; et scepticisme à la fois esthétique et éprouvé (en tant que spectateur) – il ne s’agit pas, pour autant, de pyrrhonisme, mais plus précisément d’une interrogation.
Les expériences où les arts se sont mêlés dans ma production ne sont pas nombreuses. Bien évidemment, la prise en compte de l’espace scénique (qui est une forme de théâtralisation de l’interprétation) est intrinsèquement liée à la composition elle-même : quand bien même celui-ci ne serait pas explicité et pensé pendant l’acte de composition (agissant là sur l’écriture elle-même) le simple passage de la virtualité à l’exécution impose une première forme de rapport au visuel – certes basique, mais essentielle : un premier échelon dans le rapport à la transversalité, l’interprétation.
J’ai également composé plusieurs œuvres vocales, ce qui implique évidemment l’utilisation de textes. Travailler sur un texte, le modeler, le déconstruire parfois, ne signifie pas en trahir pour autant ni sa substance ni son auteur. Le texte et la musique pour moi se placent au même niveau : cela signifie que ni l’un ni l’autre ne cherche à prendre en quelque sorte le pouvoir ; qu’ils cohabitent, que chacun nourrit l’autre : une symbiose – que la musique ne cherche pas simplement à illustrer le texte, et que le texte n’est pas qu’un support de phonèmes destiné à colorer la musique.
Dans la musique mixte, autre exemple d’une forme de transversalité, la maîtrise parfaite de l’écriture instrumentale et de l’outil informatique n’est pas fréquente : rarement j’ai eu l’occasion d’entendre des œuvres convaincantes d’un côté comme de l’autre. Et moi-même, ayant séjourné à l’Ircam, je me suis bien rendu compte que je n’étais pas doué pour maîtriser l’électronique : voie que j’ai donc abandonnée (peut-être provisoirement ?) par conscience de ma propre faiblesse, mais certainement aussi par goût.
Le scepticisme que j’évoquais plus haut a trait particulièrement aux créateurs omniscients, chantres d’une certaine « branchitude », qui pensent que d’une performance multi-artistique ils pourraient maîtriser tous les paramètres, ce qui pour moi relève d’une absurdité mâtinée d’arrogance : comme s’il était possible de fusionner en un être Picasso, Fellini, Nureiev et Ligeti... Je trouve que ces « performances », « installations » et autres expériences « multimé dia» sont d’emblée suspectes. C’est peut-être anecdotique, peut-être un cliché, mais c’est un paramètre qui participe grandement de mon interrogation.
La question est bien évidemment toute autre lorsque les créateurs œuvrent dans des champs artistiques différents, quand les talents coopèrent ; et c’est peut-être ce sujet qui est le plus important pour envisager l’«opéra en création». La principale question que je me pose est : comment l’addition de formes artistiques différentes au sein d’un même projet, peuvent cohabiter, s’additionner, voire se transcender, sans s’annuler, s’appauvrir voire se corrompre l’un l’autre ?
[Je pense à Ligeti qui relate la mise en scène de son Grand Macabre par Peter Sellars qui y a projeté un message anti-nucléaire, sérieux, avec peloton d’exécution, alors qu’il s’agit d’une farce macabre dans laquelle on se moque de la mort (et où personne ne meurt). Comme l’a dit Ligeti : « est une transformation du contenu de la pièce en un autre », « une falsification »]
Ecrire une forme opératique c’est accepter la collaboration avec des non-musiciens. C’est accepter la confrontation, les regards différents sur une œuvre. Quelle œuvre d’ailleurs ? Angoisse : qui est le véritable propriétaire de l’œuvre : le compositeur ? l’écrivain/librettiste ? le metteur en scène ? Ecrivant une œuvre comme un opéra, je craindrais d’en perdre la propriété. Cela est comparable, mais à un niveau bien encore supérieur, au processus d’interprétation : un instrumentiste qui joue une œuvre est déjà éloigné – plus ou moins – du projet initial ; car il y projette sa vision, sa technique, sa patte sonore. Il s’approprie le virtuel pour lui donner vie, mais en même temps il en tue certains de ses fondements, par cet acte même et indispensable d’appropriation.
A titre personnel et strictement interprétatif, ce qui m’a toujours fait peur, c’est le rapport à la voix elle-même... La voix n’est pas un « instrument » comme les autres, et j’ai beaucoup travaillé avec des chanteurs en tant que pianiste pour émettre un avis qui n’est que le mien ; j’ai beaucoup de difficultés à accepter certains idiomes lyriques, qui pour moi sont en quelque sorte antinomiques avec mon propre langage musical (j’oppose volontairement les artistes lyriques d’une part, les chambristes et choristes d’autres part, qui n’ont à mon sens pas la même conception de l’interprétation) :
- le vibrato : lorsque il est excessif, il brouille la ligne, voire la rend inintelligible ; il nivelle le plus souvent le texte et l’écriture microtonale (qui est la mienne) – d’ailleurs même dans l’écriture instrumentale, j’écris systématiquement pour tous les instruments : senza vibrato.
- une certaine forme d’approximation du texte musical : celle-ci est due à des contraintes organiques (respirations, registres, souplesse, legato, etc), mais parfois aussi à un certain narcissisme, peut-être inhérent au statut scénique/dramatique (en effet, ils sont également acteurs) – en tout cas, je dois dire que les chanteurs restent un mystère pour moi !
Ce qui implique dans un tel projet compositionnel une réflexion très approfondie sur l’écriture vocale. Et certainement, si cela se présente un jour, un choix d’artistes très ciblé – je sais ce que je ne veux pas.
Peut-être ma vision de l’opéra contemporain est-elle emprisonnée dans une gangue de préjugés et de méconnaissance (ou d’inconnaissance) ? C’est justement de la rencontre avec des créateurs d’opéras, et plus précisément ceux qui ne sont pas musiciens, que j’attends de me permettre une ouverture, qui débouchera peut-être un jour sur la création d’un opéra ou d’une forme scénique pluridisciplinaire.
[A la demande du Festival d'Aix-en-Provence]
© Christophe Bertrand 06/2007