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Oeuvres Orchestre

Mana

(2004-2005) – 10′
75 musiciens [3.2.3.2 / 2.2.2.1 / 2 pf – 2 hp – 4 pc / 24.0.10.8.8]

Mana

Mana est une commande du Festival de Lucerne pour l’Académie du Festival de Lucerne et a été créée le 9 septembre 2005 au KKL de Lucerne, par le Lucerne Festival Academy Orchestra placé sous la direction de Pierre Boulez. Cette pièce lui est dédiée.

Selon les sociétés primitives d’Océanie, le « mana » est une force supérieure répandue dans la nature, habitant certains êtres et certaines choses auxquels elle confère le pouvoir de dominer les autres par leur grande puissance physique, leurs dons quasi surnaturels tenant à la fois du sacré et de la magie ; il s’agit en quelque sorte d’un fluide électrique, que les guerriers cherchent notamment à posséder lorsqu’ils s’adonnent à des rites d’anthropophagie.

Mana est donc tout entière placée sous le signe de l’énergie, et ce, ne serait-ce qu’à travers l’écriture elle-même : en effet, le terme d’orchestre n’est pas tout à fait approprié, il faudrait plutôt parler d’une pièce pour soixante-dix-sept musiciens, ou d’une gigantesque pièce de musique de chambre, puisque l’écriture de toutes les parties est extrêmement virtuose, comme pour parvenir à une sorte de frénésie collective, sans répit du début à la fin de l’œuvre. Sans renier une écriture parfois en blocs sonores, on pourrait dire que chaque instrumentiste est soliste dans Mana. La difficulté des parties n’a aucune visée démonstrative, loin s’en faut : elle requiert un investissement de chacun qui participe de cette frénésie voulue par la pièce.

Au niveau de l’architecture, on pourrait diviser la pièce en quatre sections, qui chacune à sa manière, tend à développer un modèle d’« arpège » :

1) arpèges fluides entremêlés en une espèce de toile d’araignée plus ou moins dense, et luttant contre l’irruption de motifs constitués de notes répétées, le tout soutenu par un tapis microtonal. Ces deux archétypes (arpèges/notes répétées) fusionnent l’espace d’une courte séquence lors de laquelle les arpèges se font plus rythmiques et sont déphasés de telle sorte qu’on entend davantage une succession d’accords qu’un réseau d’arpèges.

2) blocs rythmiques et convulsifs laissant la place à des « fusées » colorées à la façon d’un harmonizer (par des accords assez diatoniques de trois ou quatre sons, assez typiques d’ailleurs de l’harmonie générale de la pièce) ou des dégringolades hachées et très rythmiques, reprises par un nombre croissant d’instruments jusqu’au tutti.

3) un ostinato duquel s’échappent des sons tenus, sortes de résonances d’attaques violentes (voire de rires avec les sourdines des cuivres) et sans cesse changeantes, passant d’un instrument à un autre de manière de plus en plus tourbillonnante, pour enfin faire apparaître leur sens harmonique, laissant la place au développement de l’idée des « fusées », disséminées plus avant dans l’espace orchestral.

4) enfin des gammes mêlées de façon si dense qu’on en dégage qu’un mouvement ascendant global, colorées par les célestas, les crotales, les glockenspiels et les harpes dans un halo diatonique et vaguement métallique.

On trouve quelques autres éléments ou séquences, moins en rapport toutefois avec le modèle de variation d’arpège qu’avec la nécessité de perception formelle ou de l’aboutissement des processus : les nombreux roulements de grosse caisse préfigurant le dévastateur geste final ; le tourbillon ascendant précédant la courte séquence où chaque instrument joue une note différente, répétant sauvagement cet agrégat tellurique ; les deux passages où certains groupes d’instruments hurlent leur cluster diatonique, suspendus, tendus. Harmoniquement, Mana est bien plus changeant que dans mes pièces précédentes : si les champs harmoniques sont toujours relativement diatoniques et colorés par des micro-intervalles, les agrégats s’enchaînent à une vitesse souvent folle, comme en témoigne la deuxième section, certainement la plus mobile harmoniquement. De plus, la disposition des instruments sur scène, partageant les instruments en deux groupes stéréophoniques entourés des percussions permet aux sons de voyager dans le champ scénique.

Cette pièce ne dure qu’une dizaine de minutes, mais l’énergie qui y est contenue ne permet pas un développement plus important : la tension sans détente engendrée par la virtuosité s’amenuiserait chez l’auditeur et la pièce perdrait son sens.