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Oeuvres Orchestre

Okhtor

(2010) – 15′
28 musiciens [3.3.3.3/6.4.3.1/30 (6×5).12.10.]

Okhtor

Le titre de cette pièce pour grand orchestre, « Okhtor » est l’anagramme du nom du peintre américain Rothko. En effet, c’est la vision de l’un de ses tableaux, « No.10, Brown, Black, Sienna on Dark Wine » composé de trois couches superposées de tailles et de couleurs différentes, aux contours en sfumato, qui m’a inspiré un accord, point de départ de la pièce : il m’a paru intéressant de superposer trois clusters aux couleurs très différentes qui ont créé ce que j’appelle le « Rothko Chord » : les bois jouent des tierces en étagement, les cuivres une agrégation de deux septièmes de dominante, et les cordes, les harmoniques du do, cinquième corde de la contrebasse. L’accord devient très complexe, comme un mur parfaitement homogène, car aucun instrument de doit ressortir, mais qui comporte trois couleurs parfaitement identifiables. Cet accord revient périodiquement dans la pièce, tel un signal clair, et termine la pièce en se dévoilant peu à peu des résonances des trois tam-tams.

La structure de la pièce est assez complexe, car elle superpose deux schémas formels différents, superposés sur une ordonnée temporelle : cela produit des séquence très hétérogènes, allant de 7 secondes pour la plus courte à 152 pour la plus longue.

« Okhtor » est une pièce assez différente des précédentes, car elle développe deux aspects que j’ai peu ou pas utilisés jusqu’à présent : le travail sur des timbres complexes, et surtout sur la lenteur. Un exemple très clair mêlant ces deux aspects est la superposition d’harmoniques suraiguës des cors aux tempi différents, colorés par des tam-tams avec archets ; le résultat donne un son très complexe, riche en sons inharmoniques ; cet constellation sonore très vaporeuse m’a été inspirée par l’aspect sfumato de la peinture citée plus haut. Un autre exemple de ce travail sur le timbre est la superposition de neuf sons multiphoniques différents, là encore auréolés des sons inharmoniques des archets sur les tam-tams et la cymbale suspendue.

J’ai tenté de me libérer aussi plus avant de certains procédés jusque là très (trop?) employés dans mon langage ; en effet, la dernière pièce que j’ai écrite, « Scales » est une forme d’aboutissement de toute ma pensée compositionnelle, et de la virtuosité instrumentales à son acmé : « Scales » est une pièce assez utopique, car certains passages ne sont pas parfaitement jouables, mais l’énergie qui s’en dégage est colossale. J’avais envie pour « Okthor » non pas de m’assagir, car la pièce reste très virtuose, mais de trouver d’autres formes de virtuosité, moins apparentes mais tout aussi redoutables. L’utilisation de fragments mélodiques est également assez nouveau chez moi : bien évidemment il ne s’agit pas de formes traditionnelles de mélodies, mais plutôt des ornements très développés autour de quelques pôles sonores bien distincts.

On retrouve en revanche certaines idées que j’ai souvent développées, et qui, je crois, appartiennent définitvement à mon langage : l’étagement de mètres (le début par exemple, est une superposition de neuf fragments de trois notes chacun, traités en shifting, et tous avec une vitesse différente, donnant la sensation d’un crépitement). L’utilisation de clusters est également présente, peut-être même davantage que dans toutes mes pièces précédentes : là encore ce sont ces rectangles aux contours en sfumato qui m’ont donné l’envie de pousser plus avant l’écriture en agrégats. On y retrouve aussi des patterns en phasage-déphasage ou des klangfarbenmelodien clustérisées, même s’ils sont bien plus limités qu’auparavant. L’utilisation de la violence (notamment avec les percussions à peaux sauvages et chaotiques) comme élément structurel et signalétique est essentielle ; toutefois, l’emploi de percussions résonantes (trois tam-tams, notamment) est assez singulier et pour la première fois utilisé de façon si riche.

« Okhtor » n’est pas une pièce de rupture, mon évolution se fait dans la lenteur et la progression d’une pièce à l’autre : si certains paramètres ont atteint leur aboutissement, d’autres sont totalement nouveaux (j’insiste beaucoup sur la notion de lenteur, qui m’a toujours été étrangère et qui s’immisce dans cette nouvelle œuvre). C’est peut-être une pièce de transition, car j’ai abandonné certains acquis pour trouver de nouveaux concepts compositionnels. Comme je l’ai dit, l’évolution du langage, chez moi en tout cas, se fait par petites touches : un élément anecdotique dans une pièce peut devenir l’élément central de la pièce suivante. C’est pour cela que si on compare ma première pièce pour orchestre de chambre, « Yet » à « Okthor », on mesure le chemin parcouru, le délaissement de certains paramètres pour d’autres, tout en gardant, je l’espère une touche personnelle.