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Kamenaia

(2007) – 6′
12 voix solistes [SSS-AAA-TTT-BBB]

Kamenaia

Pour Kamenaia, j’ai choisi de m’inspirer d’un tableau de Jean Dubuffet, « Vénus du trottoir » en y associant un texte de Pierre Jean Jouve. Les rapports entre les deux œuvres est plus prégnant qu’il n’y paraît à première vue.

L’Art Brut initié par Jean Dubuffet était est un courant très hétéroclite, qui regroupait des créateurs pratiquant un art spontané, hors des chapelles, et souvent sans aucune formation artistique (le Facteur Cheval, par exemple).

Les œuvres les plus emblématiques de ce courant étaient fréquemment réalisées par des patients atteints de maladies psychiatriques (on pense bien sûr immédiatement à Adolf Wölfli ou plus récemment au « Plancher de Jeannot ») ; c’est d’ailleurs en parcourant les asiles psychiatriques, que Dubuffet constituera une conséquente collection dont les auteurs « tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode ».

C’est en cela, à mon sens, que Pierre Jean Jouve se rapproche de l’Art Brut : tirer de son propre fond. Car Jouve, qui a épousé la psychanalyste Blanche Reverchon, a beaucoup utilisé l’écriture automatique à la façon de l’association libre pour élaborer sa poésie. C’est donc l’exploration de son inconscient, sa vie intérieure, associée à sa propre inventivité, sa spiritualité et son goût pour l’onirisme qui a irradié l’essentiel de son œuvre ; je vois en cela une attitude assez proche du surréalisme même si Jouve y était farouchement hostile (il y voyait une « exploitation publicitaire de l’inconscient », un « snobisme de la folie » : pourtant, certains surréalistes n’ont-ils pas absorbé des toxiques, utilisé le hasard, l’hypnose pour libérer leur imaginaire et accéder à leur inconscient ?

La femme chez Jouve est un thème récurrent (Paulina 1880, Lulu, Hélène, Catherine Crachat, etc.) et je me suis aperçu que dans toutes mes pièces vocales, le thème de la femme et de l’amour était présent (Strofa II, Madrigal, Iôa) ; et c’est absolument sans y penser que j’ai choisi spontanément le tableau de Dubuffet, cette représentation de femme : belle manifestation de l’inconscient ! J’ai donc décidé d’utiliser par association le texte « Phénix (II) » tiré du recueil Mélodrame (1956-1958), magnifique ode à la sensualité, à la femme et à la chair pour accompagner le tableau et en tirer une œuvre musicale.

Si je suis dans ton cœur écoute mes pensers
Que ta main soit belle ta main droite
Que ton sein soit blanc bleuté irisé de jaune, ton cœur gauche
Avec sa pointe en mouvement de rose vieille

Que ton ventre poli
Soit doux amer
Urne blonde pendue
Sur ses grands cintres

Que ton dos s’achève en montagnes triomphantes
Par delà les vallées sans crainte
Que la gravité de ta voix soit l’écho de l’odeur secrète
Que le silence de tes cheveux se répande sur tes épaules pour faire dans une boucle se dérouler l’éternel.

Si de ce tableau de Dubuffet, fait de bitume incrusté de cailloux, d’éclats de verre, de poussières et de sable, émane une impression de granulosité, de rugosité et d’aspérité, la poésie de Jouve au contraire semble lisse, douce, toute en délicatesse, telle une enluminure, et à la sensation d’équilibre parfait d’un alexandrin. Ces deux états de matière trouvent aisément un prolongement musical : staccato/legato, micro-polyphonie/statisme, ou encore infrachromatisme/diatonisme. Dualisme aussi entre l’idée et la réalisation ; la première tenant de l’inconscient pur (une écriture quasi automatique), sa réalisation, de l’intellect absolu, proche d’une certaine forme de structuralisme.

Dualisme, donc, d’une part ; mais aussi trialisme. Chacune des trois parties de l’oeuvre, correspondant aux trois parties du poème, et proportionnées selon le modèle du Haïku (5-7-5) est subdivisée en trois sous-sections (avec les mêmes proportions), selon un paradigme fractal. Les processus mis en oeuvre observent ce même rapport trial :

Première section : liquéfaction / dépolarisation / cristallisation
Deuxième section : apparition / dislocation / ascension harmonique
Troisième section : crépitement / stratification, ralentissement / étalement

Cette pièce est en perpétuelle transformation : quand elle n’est pas dynamique (grands crescendos massiques), elle est harmonique (tierce « emplie » infrachromatiquement vers empilement de tierces) ; quand elle ne tient pas du caractère (poco a poco liquido, poco a poco viscoso e molle, elle est rythmique (accélérations ou décélérations au sein d’un tempo unique et invariable).

Le texte est traité de différentes manières ; hormis à la toute fin, où la dernière phrase du poème est clairement compréhensible, les mots sont matière : ils colorent les sons musicaux, et sont eux-mêmes sons. Dans les passages micropolyphoniques, les sons musicaux étant indifférenciés, ce sont les mots qui donnent la coloration à la musique (le passage initial, par exemple), telles les aspérités de Dubuffet.

Enfin, concernant le titre, il faut savoir que « Vénus du trottoir » n’est pas celui que Dubuffet a donné à son tableau, mais celui que l’écrivain Georges Limbour et ami du peintre lui a attribué, Dubuffet ayant, lui, intitulé son tableau « Kamenaia-Baba ». Je me suis permis de l’emprunter pour nommer cette pièce, hommage autant à la peinture intrigante de Dubuffet qu’aux mots sublimes de Jouve.