Scales
« Scales » est sans nul doute la pièce qui m’aura donné le plus difficultés à composer – jamais je n’ai autant raturé, violemment déchiré, gommé, roulé en boule et jeté au panier ! Ces difficultés sont autant d’ordre musical que, en un sens, personnel : la remise en question permanente et apodictique face à laquelle je me suis trouvé lors de l’écriture de cette oeuvre, qui m’ont contraint – volontairement – à utiliser de nouveaux procédés compositionnels, que je vais succinctement détailler ci-dessous.
Ces nouveaux procédés, auxquels le titre fait référence – Scales fait écho autant aux échelles qu’aux modes, plus ou moins complexes qui ont été l’une des bases essentielles de mon travail – sont de différents ordres. D’une part, le principal paradigme est l’utilisation d’une septième d’espèce (cela va sans dire, sans aucune référence tonale), celle-là même qui irradie motiviquement aux trompettes le premier mouvement de la 3e Symphonie de Mahler, qui devient elle-même champ harmonique dans la « Sinfonia » de Berio, avec une insistance sur do-mib-sol-si, et qui finalement devient scalaire dans toutes les directions dans « Scales » : cette matrice est « translatée » de toutes les façons imaginables, et toutes les transpositions (les vingt-quatre !) sont présentes au fil de l’oeuvre. De plus, à de très nombreux endroits, cette septième est étagée de l’extrême grave à l’extrême aigu (cf. ms. 227) ; jamais je n’avais employé cette configuration harmonique, et je crois qu’elle confère une couleur tout à fait particulière à l’ensemble de l’oeuvre. Il y a bien sûr quelques autres références à certains compositeurs que je revendique tout à fait spontanément : Ligeti bien sûr, quoique moins que d’ordinaire, Berio, donc, mais aussi Berg (dans une indiction agogique – donc visible seulement par les musiciens : « delirante »), Strauss pour la virtuosité de l’écriture et l’orchestration très luxuriante, et sans oublier bien évidemment Xenakis, pour l’extrême violence de certains passages.
L’unité harmonique dont je viens de parler est contrecarrée par une structure en vingt-et-une sections très hétérogènes (même si elles répondent à des critères formels très minutieux), dont les proportions, suivant la suite de Fibonacci en ondulation, vont de 1 (9 secondes) à 13 (112 secondes) pour un total d’un peu plus d’une vingtaine de minutes – 19 minutes sont prévues (ma prédilection pour les nombres premiers) mais les aléas de la composition font que ces 19 minutes sont largement dépassées, et que la forme elle-même s’en est trouvée légèrement modifiée par rapport au projet initial. Cette structure est en fin de compte très « heurtée » : il n’y a pas à proprement parler de transitions (à de rares exceptions près), sans pour autant que l’ensemble sombre dans la facilité d’un patchwork ; mais il subsiste une grande unité gestuelle, harmonique, rythmique, motivique, ainsi que les nombreux signaux sonores (par exemple l’étagement des tierces aux cuivres dans le nuance ffff, revenant régulièrement – très référencée, et volontairement, à Berio. Pour reprendre l’expression de Brian Ferneyhough, je me crée des « carceri d’invenzione », des cellules dans lesquelles peut se déployer l’imaginaire.
Nonobstant cette astreinte compositionelle, j’ai ajouté fréquemment des événements « anectdotiques », qui sont sans rapport avec le processus, mais qui sont, en fin de compte, l’apanage du compositeur, à savoir le « droit » d’écrire des lignes, des accords, des gestes qui donnent sens, certes, mais qui sortent de la rigidité de la composition : plus la pièce avance, plus ces événements deviennent nombreux, pour finalement devenir les gestes constitutifs de la section finale. Ceci est une nouveauté dans mon langage, car jusqu’alors, je respectais à la lettre les contraintes, parfois les coercitions, que je m’imposais. Il y a donc une dualité entre le stricte et l’épiphénomène, de même que, comme à mon habitude, et comme un contrepoint, cohabite le laid et le beau.
Pour revenir aux nouveautés qui sont présentes dans cette pièce, on peut citer ce passage de la section D, où vingt-trois fréquences différentes de vitesses sont superposées (encore un nombre premier), évoluant du grave et de l’aigu vers le médium. J’ai également utilisé des klangfarbenmelodien clustérisées, que j’avais ébauchées dans Vertigo, mais de façon plus simple (des gammes, alors qu’ici il s’agit de lignes accidentées beaucoup plus complexes). Et, chose rarissime chez moi, il y a quelques passages lents (!) ; lents, certes, mais très tendus, fébriles, absolument pas des respirations. La pièce doit tenir l’auditoire en haleine, nullement le conforter ou le rassurer : pour preuve, dans la section N, la stridence haineuse et sanguinaire dans le suraigu des bois et des cordes, dans la nuance ffffff ! est surmontée de l’indication : « Agressez l’auditoire !!! »
Comme cette phrase provocatrice le démontre, « Scales » est avant tout caractérisé par la violence. Ce n’est pas une violence joyeuse comme dans « Vertigo », mais une violence sauvage, comme en témoignent les passages de percussions solos (six toms, une timbale et une grosse caisse, tous dans la nuance fffff et chacun jouant à une vitesse différente), ou encore les dégringolades des cuivres dans le nuance fffff, là aussi. De plus, je n’ai pas hésité à utiliser des sons clairement hideux : la mesure 69 superpose multiphoniques et sons fendus des bois, les cuivres jouent tous en flatterzunge et les cordes écrasent l’archet, le piano qui fait un glissando sur les cordes graves en les faisant zinguer, sans oublier l’énorme roulement de grosse caisse qui terrasse l’ensemble : c’est une innovation chez moi, que d’utiliser la saturation comme élément structurel.
En ce qui concerne l’utilisation des micro-intervalles, il est à remarquer qu’elle est moins intensive que dans mes pièces antérieures. Ces micro-intervalles sont toujours présents, bien entendu, je ne saurais m’en défaire. Mais j’ai préféré utiliser des sons inharmoniques (cloches et gongs) voire des harmoniques naturelles aux cors et au cordes pour créer des halos mystérieux ou au contraire des agrégats volcaniques. A contrario de mon premier « Quatuor à cordes », où chaque quart de ton avait sa légitimité compositionelle et structurelle, ici ils sont relativement plus libres : il est important pour un compositeur de s’octroyer une part de licence, pour justement ne pas s’enfermer totalement dans ces « carceri d’invenzione » et se permettre une attitude en fin de compte démiurgique : c’est le compositeur qui décide avant tout !
Tout cela n’a pas pour but de faire un catalogue qui serait vain et dénué de tout intérêt : je cherche simplement à montrer quelles sont les quelques nouveautés que j’ai tenter d’exploiter dans cette nouvelle pièce. Bien entendu, il y a d’autres nouveautés, peut-être moins flagrantes a priori, mais tout aussi essentielles, qui ouvriront, j’en suis sûr, de nouvelles perspectives compositionnelles dans mon futur créatif.